Bitches Brew : l'album qui a fait exploser le jazz
Il y a des disques qui ne font pas que tracer une nouvelle direction ; ils dynamitent la carte elle-même. "Bitches Brew" n'est pas un album, c'est un maelström sonore, une cérémonie vaudou enregistrée
Miles Davis, alors au sommet, refuse le confort des conventions et plonge tête baissée dans l’électricité, la psychose et l’infini. C’est l’acte de naissance fusionnel, le moment où le jazz croise la fureur du rock psychédélique et la lourdeur du funk naissant.
L’atmosphère en studio à Columbia, New York, était celle d’une improvisation dirigée, une tension créatrice palpable. Miles, n’aimant pas les répétitions, donnait des instructions minimalistes, juste des accords, des tempos et des humeurs, laissant des génies comme John McLaughlin, Chick Corea, Joe Zawinul et Dave Holland construire l’édifice dans l’instant. Le son est dense, texturé, souvent menaçant.
On y entend le piano électrique qui grésille, la basse électrique qui roule comme le tonnerre et, surtout, le traitement post-production radical du producteur Teo Macero. Macero, véritable architecte sonore, a utilisé le montage, les boucles de bande et les effets d’écho pour donner à ces jam-sessions une structure quasi-cinématique, hallucinatoire. La précision technique se niche dans cette absence de plan, dans la capacité des musiciens à maintenir un groove hypnotique (le titre éponyme de 27 minutes !) sous une pluie de liberté harmonique.
L’impact fut sismique. Les puristes du jazz ont hurlé à la trahison ; les auditeurs de rock ont trouvé leur porte d’entrée vers une complexité nouvelle. Ce double album, avec sa pochette surréaliste signée Mati Klarwein, est devenu le manifeste d’une génération, la bande-son de la contre-culture.
Écoutez la trompette de Miles. Elle n’est plus la voix douce et mélancolique de “Kind of Blue”. Ici, elle est aigüe, distordue par la pédale wah-wah, traversant la brume sonore comme un phare dans l’orage. C’est la pure subjectivité qui parle. Pour moi, Bitches Brew est la musique de l’inconscient collectif américain, une tentative magnifique et terrifiante de capturer le chaos en pleine mutation. Un chef-d’œuvre cosmique.

