:: Dummy : ou la soul d’après la bombe
En 1994, alors que le rock s’embourbe dans le grunge et que la britpop s’apprête à repeindre l’ennui en Union Jack, un disque fait l’effet d’un appel radio transmis depuis un monde englouti.
Dummy, premier album de Portishead, n’est pas un manifeste, c’est un spectre.
Ici, tout suinte l’après. L’après-rave, l’après-Thatcher, l’après-modernité. C’est une Angleterre humide et paranoïaque qui se déploie dans ces onze morceaux comme autant de polaroïds fanés. Le groupe réinvente la mélancolie à coups de beats ralentis, de vinyles rayés et d’arrangements cinématographiques. C’est le noir et blanc des films noirs qu’on entend, pas celui de l’élégance, mais celui de la détresse.
Musicalement, Dummy est une architecture improbable : beats hip-hop samplés avec une précision chirurgicale, guitares surf noyées dans l’écho, Rhodes à la dérive et, surtout, la voix de Beth Gibbons. Elle ne chante pas, elle implore. Chaque syllabe semble sortir d’une gorge écorchée par le silence.
Mais derrière cette esthétique de la ruine se niche une charge politique. Dummy capte le sentiment d’un pays vidé de son avenir, où la technologie produit des fantômes et non du progrès. Ce n’est pas un hasard si l’album sort la même année que The Downward Spiral ou Illmatic. Tous chroniquent l’implosion intérieure.
Aujourd’hui encore, Dummy n’a pas pris une ride. Parce qu’il ne parle pas de mode, mais de mémoire. D’un monde qui a trop vu, trop su, et qui, au fond, ne croit plus qu’au spleen.