:: Graceland : pont interdit
Quand Graceland surgit en 1986, Paul Simon, vétéran folk en perte de vitesse, ne cherche pas à se réinventer : il cherche à survivre.
Et c’est en Afrique du Sud, en pleine ère d’apartheid, qu’il trouve son salut artistique. Provocation ? Éveil ? Les deux à la fois. L’album scandalise la gauche culturelle pour avoir brisé le boycott culturel, mais sublime les cœurs par sa beauté hybride, entre township jive et pop new-yorkaise.
Techniquement, Graceland est un miracle de montage. Les rythmes circulaires des musiciens sud-africains - la basse bondissante de Bakithi Kumalo, les guitares liquides de Ray Phiri - s’imbriquent dans la voix blanche, presque parlée, de Simon.
On passe du zydeco au mbaqanga, du doo-wop aux fanfares zouloues, sans jamais perdre le fil : celui d’une errance mélancolique et lumineuse, entre divorce, rédemption et quête d’identité. C’est un album de fantômes, de territoires perdus, d’exils. D’Amérique aussi, bien sûr : le titre est un clin d’œil à Elvis, mais la route mène ailleurs.
Culturellement, Graceland pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Est-ce de l’appropriation ou une main tendue ? Un geste politique ou un acte égoïste ? Trente ans plus tard, le débat reste vif. Mais la musique, elle, demeure : vivante, sensuelle, pleine de souffle. C’est une œuvre fracturée, parfois dérangeante, toujours vibrante. Une lettre d’amour envoyée depuis un pont interdit.
Et si le génie, parfois, c’était juste d’écouter l’Autre ?