Kid A : la beauté inquiète du futur
Il y a des albums qui n’arrivent pas : ils débarquent. "Kid A" fait partie de ceux-là. Sorti en 2000, il a claqué comme un signal venu d’un autre futur, un futur froid, déformé, presque post-humain.
À une époque où le rock alternatif semblait encore régner, Radiohead a détourné la route : plus de guitares éclatantes, plus de refrains rassurants. Juste une matière sonore mouvante, électronique, vivante comme une créature nocturne.
Tout semble glisser sur des surfaces instables : les nappes entêtantes d’”Everything in Its Right Place”, la pulsation déshumanisée d’”Idioteque”, les cuivres spectrals de “The National Anthem”. On sent le groupe enfermé dans des studios labyrinthiques, cherchant une langue nouvelle, triturant des synthés, des bandes, des voix étirées jusqu’à l’abstraction.
C’est un disque qui a coûté des nuits blanches, des doutes, peut-être même quelques pas perdus, et ça s’entend dans chaque mesure.
La production, menée avec une précision presque clinique, laisse pourtant filtrer une humanité vacillante. Thom Yorke ne chante pas : il respire, s’échappe, se dissout. Ses mots deviennent des fragments, des battements d’idées, comme si la souffrance moderne ne pouvait plus se dire clairement.
J’’ai toujours eu l’impression en l’écoutant que Kid A parle notre langue intérieure avant même qu’on ne puisse la reconnaître.
L’impact, lui, a été tectonique. On a dit que Radiohead “trahissait” le rock ; en réalité, ils lui ouvraient une porte vers d’autres continents. Ce disque a façonné une génération de musiciens, a légitimé la fusion électronique-rock à grande échelle, a montré que la mélancolie pouvait se faire architecture.
Vingt ans plus tard, Kid A n’a rien perdu de son étrangeté. Il avance encore, doucement, comme un animal blessé mais lumineux. Et il continue de nous regarder droit dans l’âme.

