Kid A : l’ère du brouillard
Octobre 2000. Le monde attend le successeur de "OK Computer" comme on attend un nouveau messie du rock.
Mais Radiohead, au lieu de tendre les bras vers la foule, recule dans l’ombre. Kid A surgit comme une silhouette floue dans le brouillard numérique : pas de single évident, pas de guitare héroïque, juste des nappes électroniques glacées, des beats bancals, des voix étouffées comme des appels depuis un rêve fiévreux.
Là où la Britpop se fane et où le rock alternatif s’autocite, Radiohead choisit la fuite en avant, puisant dans l’ambient, l’IDM, le jazz déconstruit. Everything in Its Right Place ouvre l’album comme une porte qui ne mène nulle part, ou plutôt partout à la fois. The National Anthem érige un mur de basse et de cuivres free-jazz qui grince comme une ville en surchauffe. How to Disappear Completely dissout la chanson dans une brume orchestrale, jusqu’à la quasi-absence.
Ce disque ne raconte pas une histoire : il invente un climat. C’est l’an 2000, la bulle Internet gonfle, les écrans commencent à nous happer, et Radiohead peint cette angoisse sourde avant qu’elle n’ait un nom. Pas de slogans, juste des textures, des silences, des ruptures brutales qui traduisent un monde où le langage se désagrège.
Musicalement, Kid A est un paradoxe : froid mais organique, cérébral mais viscéral. Les synthés vintage dialoguent avec des cordes fantomatiques, les rythmes semblent improvisés par des machines en sueur. Et au centre, la voix de Thom Yorke, distordue, spectralement humaine.
En refusant la logique du tube et en brouillant les repères, Kid A a redéfini le champ du rock : il prouvait qu’un groupe au sommet pouvait se saborder pour renaître autrement. Vingt-cinq ans plus tard, il sonne toujours comme un signal radio venu d’un futur incertain - peut-être le nôtre.