:: Let It Bleed : la gueule de bois des sixties
Sorti en décembre 1969, Let It Bleed est tout sauf une simple collection de chansons. C’est une épitaphe vibrante à une décennie qui s’achève dans la paranoïa et la violence.
Tandis que les utopies s'effondrent - Woodstock déjà digéré, Altamont en embuscade - les Rolling Stones livrent un album cru, tendu, où le blues se fait cataclysmique et l’Amérique, un cauchemar sous acide.
Dès l’ouverture avec “Gimme Shelter”, on sent le chaos gronder. Les guitares tranchent, la batterie cogne comme une menace sourde, et la voix de Merry Clayton hurle la fin de l’innocence.
C’est un cri primal, une alerte. L’album oscille entre dérive narcotique (Monkey Man), blues poisseux (Midnight Rambler) et country déglinguée (Country Honk), révélant un groupe qui n’imite plus ses racines noires mais les tord à sa manière, jusqu’à l’os.
Ce disque n’est pas parfait, il est sale, fébrile, instable - et c’est précisément sa grandeur. Brian Jones meurt pendant l’enregistrement, Mick Taylor débarque discrètement, et Jagger incarne plus que jamais le cynisme élégant d’une époque désabusée.
Même la ballade finale, “You Can’t Always Get What You Want”, sonne comme une morale amère, gospel dévoyé d’une génération qui croyait pouvoir tout avoir.
Let It Bleed est une œuvre charnière : un miroir brisé tendu à la contre-culture, un manifeste rock d’après la fête. Ici, les Stones cessent d’être les mauvais garçons du swingin’ London pour devenir les chroniqueurs impitoyables d’un monde en décomposition. Rien à célébrer. Juste la lucidité brute d’un groupe au sommet de sa puissance - et du gouffre.