Portishead : la mélancolie comme une fièvre
Bristol, 1994. Tandis que l’Angleterre s’étripe entre le Britpop clinquant et le mur de son grunge, un autre son s’élève des sous-sols, plus poisseux, plus essentiel.
Portishead n’est pas un groupe ; c’est une atmosphère, une chambre close tapissée d’angoisses et d’échos de films d’espionnage des sixties. “Dummy”, leur premier album, est une déflagration. Pas une explosion joyeuse, mais une implosion sourde, le son du trip-hop se définissant dans une lenteur clinique et sublime.
Geoff Barrow, fan de rap et ouvrier du son passé par le studio de Massive Attack, et Adrian Utley, guitariste jazz déroutant, tissent des boucles de batterie délibérément salies, des scratches granuleux, des nappes de cordes qui vrillent. C’est le son du sample poussiéreux, ralenti à l’extrême, comme un vieux vinyle oublié qui tourne à la mauvaise vitesse. Une précision technique obsessionnelle au service d’un malaise profond.
Au milieu de cette architecture sonore de brume et de spleen, il y a la voix. Beth Gibbons. Elle est le fantôme qui hante la machine. Une voix fragile, écorchée, qui rappelle l’élégance désespérée de Billie Holiday, mais avec la froideur d’un désamour moderne. Elle chante l’abandon sur des morceaux comme “Roads” et “Glory Box”, non pas pour consoler, mais pour accompagner la chute. Le choc. Sur scène, Gibbons cultivait l’ombre, souvent de dos, refusant l’esbroufe. Leur concert au Roseland Ballroom de New York, figé sur pellicule et vinyle, est un testament de cette intensité retenue, la sueur froide des musiciens face à un orchestre symphonique.
Leur silence de onze ans entre 1997 et 2008 n’a fait qu’épaissir leur légende. “Third” fut leur retour, abrasif, secoué par le post-punk, prouvant que Portishead n’est pas un style mais une démarche : celle de faire de la vulnérabilité une force tellurique. C’est pourquoi ils restent essentiels. Ils ont donné une mélodie à l’anxiété contemporaine, prouvant que le ralentissement du rythme pouvait générer une tension dramatique maximale.

