:: Rubber Soul : le grand écart de l’âme
En décembre 1965, les Beatles basculent. Rubber Soul n’est pas seulement leur sixième album - c’est leur premier refus.
Refus de l’adolescence à paillettes, du rock'n'roll de cour d'école. Ici, tout s'élargit : l’horizon, les hanches, les sons. C’est la mue.
On ouvre sur une gifle sèche, Drive My Car, farce cruelle emballée dans une ligne de basse funky. Puis, sans prévenir, Lennon vous jette Norwegian Wood au visage : sitar halluciné, lit défait, et feu allumé par une femme insaisissable. Ce n’est plus un groupe : c’est un laboratoire. Chaque chanson devient un récit intime, souvent amer, d’un monde qui se fissure. Nowhere Man ? L’homme moderne. Vide. Flottant.
Musicalement, tout est plus dense, plus rusé. Les harmonies vocales s’ouvrent comme des chambres d’écho. Les guitares ne se contentent plus d’assaillir : elles dialoguent, pleurent, divaguent. Et Ringo, discret seigneur du rythme, épouse chaque virage avec une fluidité qu’on commence seulement à comprendre.
Mais Rubber Soul n’est pas juste un pas en avant. C’est un coup de pied dans la porte. Il injecte dans la pop anglaise le goût du mystère, de l’ambiguïté. L’amour n’y est plus un refuge, mais une impasse, une énigme, un terrain miné. Le LSD n’est pas encore là, mais l’esprit flotte déjà ailleurs.
Avec cet album, les Beatles montrent qu’ils ne sont pas les héros de leur époque - ils en sont les saboteurs élégants. Rubber Soul, c’est la soul déformée, réinventée, filtrée par des gamins de Liverpool qui ont compris que la seule chose plus forte que le style, c’est le doute.