The Bends : Radiohead se brûle pour mieux voir
1995. Entre deux siècles, Radiohead largue les amarres. "The Bends" surgit comme une mue violente : fini le cynisme crasse de Creep, place à l’angoisse splendide.
Ici, chaque note est une faille dans l’émail pop-rock britannique. On y entend l’écho d’une génération trop lucide pour chanter l’amour simple et trop lasse pour hurler la révolte.
Jonny Greenwood cisaille ses guitares comme un sculpteur sous acide : Planet Telex flotte dans une brume électronique, Just dynamite la britpop avec des riffs en vrille. Thom Yorke, lui, ne chante pas, il s’arrache. Sa voix de fantôme blessé traîne des complaintes post-grunge vers une poésie planante. Loin des stades, Fake Plastic Trees pleure un monde de carton-pâte, tandis que Street Spirit (Fade Out) ferme le disque comme une prière gothique, linceul de cordes et de réverbérations.
À l’époque, Oasis pavane et Blur minaude. Radiohead, eux, foutent tout à terre. Ils rappellent que la pop n’est pas que sarcasme ou pose rétro. Derrière les guitares saturées, on devine déjà les germes d’un groupe prêt à trahir le rock lui-même. The Bends annonce OK Computer comme un avertissement : la machine est déjà là, mais le cœur bat encore.
Étrange succès que cet album : pas assez joyeux pour les radios, trop grand pour rester dans l’ombre. Un disque de transition, disent certains. Oui - mais une transition comme une fracture, un os qui casse pour mieux repousser.
Vingt ans plus tard, chaque morceau suinte la modernité, chaque silence respire la peur du siècle qui vient. Radiohead y a gravé sa vérité : la beauté n’est jamais confortable.