What’s Going On : la prière d’un homme au bord du monde
Il y a des disques qui ne se contentent pas de traverser leur époque : ils la transpercent. "What’s Going On", sorti en 1971, est de ceux-là.
Marvin Gaye, déchiré entre la douleur intime et la violence du monde, offre ici bien plus qu’un album : une confession, une supplique, un cri voilé de douceur. Tandis que l’Amérique s’enlise au Vietnam et s’embrase dans ses luttes raciales, il choisit la tendresse comme arme politique.
Dès les premières secondes, tout semble flotter : les voix se croisent, les cordes soupirent, la basse de James Jamerson glisse comme une respiration. Ce n’est plus du Motown classique, c’est une révolution en soie. Marvin a pris le contrôle de la production, imposé une unité organique, un enchaînement fluide où chaque titre coule dans l’autre comme un fleuve sans embouchure.
“Mercy Mercy Me”, “Inner City Blues”, “Save the Children” : autant de psaumes d’un homme qui ne croit plus aux dogmes mais encore à la beauté. La voix, chaude et brumeuse, devient instrument de conscience. Elle ne dénonce pas : elle console. C’est le gospel des désabusés, le soul des survivants.
J’aime penser que Marvin, dans ce disque, parle au monde les yeux fermés. Qu’il cherche encore la lumière dans un pays fracturé. What’s Going On n’est pas seulement un chef-d’œuvre : c’est une question suspendue depuis plus d’un demi-siècle, à laquelle nous n’avons toujours pas su répondre.
Chaque écoute est un rappel : la douceur peut être radicale. Et parfois, la plus belle des révoltes commence par un murmure.

